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lA FABriCAtion du BlEu éGYptiEn dAnS lES ChAmpS phléGréEnS (CAmpAniE, itAliE) durAnt lE ier SiÈClE dE notrE ÈrE Laëtitia cavassa*, François Delamare**, Monique rePoux*** Mots-clés Pigment artiiciel, bleu égyptien, Vestorius, Cumes, liternum, creusets. Keywords Synthetic pigment, Egyptian blue, Vestorius, Cumes, liternum, crucibles. schlagwörter Synthetische Pigment, Ägyptisch blau, Vestorius, Cumes, liternum, Schmelztiegel. résumé Le bleu égyptien, premier pigment de synthèse créé par les Égyptiens durant le iiie millénaire avant notre ère, est un produit qui connaît une grande diffusion à l’époque romaine. Après un rapide tour d’horizon des différentes utilisations de ce pigment, nous nous attarderons sur les lieux de production. D’après nos recherches, plusieurs éléments nous poussent à croire que les Champs Phlégréens ont abrité plusieurs ateliers ayant fabriqué ce pigment entre le ier siècle av. J.-C. et le ier siècle de notre ère. Enin, nous conclurons par les fouilles du Centre Jean Bérard à Cumes, où l’étude de creusets ayant servi à la fabrication du pigment a été complétée par des analyses chimiques du pigment. abstract Egyptian blue, the irst synthetic pigment created by the Egyptians during the third millennium BC, was widely diffused during the Roman era. After a quick overview of the various uses made of this pigment, the locations at which it was produced are discussed. Various elements in our indings suggest that the Phlegraean Fields were the location of several workshops in which the pigment was produced between the 1st c. BC and the 1st c. AD. Finally, a description is given of the excavation works carried out by the Centre Jean Berard in Cumes, where the crucibles used to produce the pigment were subjected to chemical analysis. Zusammenfassung Das Ägyptischblau, das erste synthetische Pigment, welches von den Ägyptern im Laufe des dritten Jahrtausends v. Chr. geschaffen wurde, war in römischer Zeit weit verbreitet. Nach einem kurzen Überblick über die unterschiedlichen Verwendungszwecke dieses Pigments werden wir uns auf seine Herstellungsstätten konzentrieren. Unsere Untersuchungen haben ergeben, dass mehrere Faktoren dafür sprechen, dass es in der Region der Phlegräischen Felder mehrere Werkstätten gab, in denen das Pigment zwischen dem 1. Jahrhundert v. Chr. und dem 1. Jahrhundert n. Chr. hergestellt wurde. Abschließend werden wir die vom Centre Jean Berard in Cuma durchgeführten Ausgrabungsarbeiten beschreiben. In diesem Zentrum wurden auch die für Herstellung des Pigments verwendeten Schmelztiegel untersucht und das Pigment chemisch analysiert. i. le Bleu éGyPtien I.1. Les emplois le bleu égyptien est le premier pigment de synthèse connu ; il a été mis au point durant le iiième millénaire avant notre ère. la littérature classique et archéologique parle de kyanos, de caeruleum, de bleu Vestorien, de bleu de pouzzoles, de bleu pompéien. ces différentes appellations qualiient toutes une seule et même réalité : un pigment bleu, synthétique, créé de toute pièce. l’hypothèse couramment acceptée est que les Égyptiens auraient cherché à obtenir, pour la décoration pariétale, une teinte bleue égalant l’éclat du lapis-lazuli, minerai que sa rareté réservait à la bijouterie. cette innovation technologique manifeste la maîtrise des Égyptiens dans le maniement * ingénieur cnrs, centre Jean bérard (usr 3133, cnrs-École française de rome). ** professeur, École des mines de paris, bp 207, 06904, sophia Antipolis cedex. *** docteur, École des mines de paris, bp 207, 06904, sophia Antipolis cedex. Aspects de l’artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE ), © SAE 2010 laëtitia cAvAssA, François delAmAre, monique repOux des matières premières, leurs connaissances chimiques et leur habileté dans la manipulation à hautes températures. les textes hiéroglyphiques parlent ainsi de lapislazuli, hsbd et de « lapis-lazuli fabriqué », hsbd iryt que l’on cherche à identiier au « bleu égyptien ». ce produit est l’unique pigment bleu utilisé en peinture murale depuis la iVe dynastie égyptienne (2613-2494 av. J.-c.) jusqu’au haut moyen Âge. la dernière attestation d’utilisation est datée du ixe siècle de notre ère, dans la décoration pariétale de l’église san clemente de rome (lazzarini, 1982). Ainsi, les analyses menées par H. brecoulaki ont montré que le seul bleu utilisé pour les peintures murales des tombes macédoniennes datées entre le ive et le iie siècle avant notre ère est du bleu égyptien (Brecoulaki, 2006, p. 423). la teinte bleue employée pour l’ornement des stèles alexandrines d’époque hellénistique étudiées et publiées par A. rouveret et ph. Walter est exclusivement due à ce pigment (rouveret, 2004). À pompéi, selim Augusti n’a décelé que du bleu égyptien parmi l’ensemble des pigments bruts ou prêts à l’emploi qu’il a pu analyser (auGusti, 1967, p. 72). Outre la peinture, le bleu égyptien est attesté comme composant de mosaïque pariétale (l’opus musivum) principalement pour les décors de grottes, nymphées et fontaines dès le ier siècle avant notre ère en italie (lavaGne, 1988, p. 398). les boules de bleu sont alors simplement cassées en fragments et appliquées telles quelles dans le mortier. mais le bleu égyptien n’était pas seulement employé pour la décoration pariétale. dès la période pharaonique, son utilisation s’élargit à la glyptique et à l’ornement de vases et de divers objets. en effet, de nombreux scarabées, sceaux, statuettes et vases ont été fabriqués en bleu égyptien massif, à ne pas confondre avec les vases glaçurés dénommés « faïence » égyptienne. Enin, les récentes analyses sur la polychromie des statues témoignent de l’utilisation du bleu égyptien (BourGeois, Jockey, 2007). I.2. La fabrication Aucune source directe d’époque pharaonique ne nous renseigne réellement sur la naissance, les techniques de production ou sur la date même. sur ce dernier point, la chronologie établie repose sur la plus ancienne attestation d’utilisation de ce pigment (lucas, 1962, p. 342). ce n’est qu’à partir de la période hellénistique que nous en trouvons des mentions, d’abord chez théophraste (De lapidibus, Viii, 55), puis, au ier siècle avant J.-c., chez Vitruve (De architetura, Vii, 12) et, au ier siècle après J.-c., chez pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXXiii, 161-164). nous ne nous attarderons dans ce 236 présent article qu’au texte de Vitruve qui, dans son chapitre consacré aux pigments, nous livre de précieux renseignements quant à l’unique pigment bleu de synthèse qu’il mentionne. Voici ce qu’il écrit : « la fabrication du bleu céruléen a été mise au point à Alexandrie, et plus tard Vestorius en a fondé une fabrique à pouzzoles. c’est un produit tout à fait étonnant par les ingrédients à partir desquels il a été mis au point. On broie en effet du sable avec de la leur de nitre, assez inement pour obtenir une sorte de farine ; et, lorsqu’on y mélange du cuivre à l’état de limaille à l’aide de grosses limes, on arrose le tout, pour qu’il s’agglomère ; puis en le roulant dans ses mains, on en fait des boulettes que l’on rassemble pour les faire sécher ; une fois sèches, on les met dans un pot de terre cuite, et les pots sont portés dans des fours : ainsi, quand le cuivre et le sable entrant en effervescence sous la violence du feu se sont fondus ensemble, en se donnant l’un à l’autre et en recevant l’un de l’autre leurs sueurs ils abandonnent leurs caractères individuels, et, leur être propre anéanti par la violence du feu, ils sont réduits à l’état de couleur bleue. » (livre Vii, 12, traduction de b. liou et m. Zuinghedau, les belles lettres, 1995). tout en concision, Vitruve livre plusieurs informations fondamentales concernant le « bleu céruléen ». l’une d’elles a particulièrement attiré l’attention des chercheurs et chimistes : la recette de fabrication. dès la in du xviiie siècle, avec les fouilles réalisées à pompéi, le monde scientiique découvre l’existence d’un pigment bleu sous forme de petites boules de quelques centimètres de diamètre. les chimistes vont dès lors tenter d’en percer le secret de fabrication (Delamare, 1998). en 1809, les résultats d’analyses chimiques de sept échantillons de pigments (dont deux sont bleus) provenant des fouilles de pompéi sont publiés par chaptal (chaPtal, 1809). bien que cela eut été tentant d’y voir la vraie recette du « bleu céruléen », il faut se rendre à l’évidence : la recette n’est pas opérationnelle. il y manque l’un des principaux ingrédients, celui qui apporte le calcium. de plus, ni les quantités, ni les conditions du chauffage à haute température (durée et température) ne sont indiquées (Delamare, 2003). I.3. Le bleu égyptien, pigment de synthèse le « bleu égyptien » appartient à la famille des pâtes de verre : c’est un milieu vitreux dans lequel a pris naissance et est dispersé un matériau cristallisé d’indice de réfraction différent. dans le cas du bleu égyptien, ces deux matériaux sont tous deux colorés en bleu par le cuivre. la composition du verre est bien sûr assez variable, mais celle de la phase cristallisée est bien représentée par la formule brute cacusi4O10. il s’agit d’un Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 lA FAbricAtiOn du bleu éGyptien dAns les chAmps phléGréens (cAmpAnie, itAlie) durAnt le ier siècle de nOtre ère Fig. 1. Photos de différents échantillons de bleu égyptien provenant de Pompéi (L. C.). silicate double de cuivre et de calcium. extrêmement rare dans la nature, il a reçu le nom de cuprorivaïte. Obtenu par mélange de sable siliceux, de calcium, de cuivre et de fondants (tels que les cendres végétales ou le natron par exemple), il est porté à haute température (autour des 900° c) pendant 24 à 48 heures. les expériences réalisées ont montré la nécessité de bien contrôler la température au risque d’obtenir une couleur noire ou verte (ullrich, 1987, p. 331). le bleu égyptien se présente à l’état brut sous forme de petites boules de deux à trois centimètres de diamètre, ou sous forme de pains de plusieurs centimètres de dimensions comme cela est le cas à pompéi (ig. 1). Enin, de nombreuses découvertes mentionnent le bleu égyptien en poudre, dans des godets à peinture ou des palettes improvisées sur des tessons, prêt à être utilisé par le peintre, tel que les fouilles de la domus des chastes amants à pompéi (reg. iX, ins. 12, 6) l’ont révélé. ii. la ProDuction Du Bleu éGyPtien Dans les chamPs PhléGréens trois sites en particulier nous renseignent à l’heure actuelle sur la production du bleu égyptien en italie du sud : pouzzoles, Liternum et cumes. les sources sont de diverses natures : littéraires, archéologiques et chimiques. II.1. Pouzzoles dès la première phrase du passage cité plus haut, Vitruve mentionne la fabrique de Vestorius à pouzzoles. une simple phrase riche en informations : il nous livre l’emplacement géographique d’un atelier, le nom de son propriétaire et par la suite, la recette même de mise au point du produit. Fig. 2. Carte des Champs Phlégréens (L. C.). pouzzoles (ig. 2) était connue dans l’Antiquité pour la production de céramique (DuBois, 1907, p. 120-121), de verre, de parfums (camoDecca, 1977, p. 65-66) et de pigments. la colonie romaine de Puteoli fut dès le iie siècle avant J.-c. l’un des ports de rome, le principal même avant l’aménagement du port d’Ostie sous claude. la plus grande part des marchandises en provenance de méditerranée orientale transitait par pouzzoles. de par sa position, la ville de pouzzoles entretenait des relations privilégiées avec l’Orient et plus particulièrement avec Alexandrie. son rôle de port de commerce en faisait un lieu d’importation et de développement des techniques. le transfert des technologies a été facilité par ce transit des marchandises depuis l’Orient. Vitruve mentionne très clairement le nom du propriétaire, Vestorius. il s’agit d’un nom connu à pouzzoles. cicéron mentionne dans vingt-trois lettres un person- Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 237 laëtitia cAvAssA, François delAmAre, monique repOux nage appelé Vestorius, citoyen de pouzzoles. il le décrit comme un homme d’affaires, en des termes peu latteurs, mais ne le lie en aucune manière au négoce ou à la fabrication de produits tel que le bleu égyptien. toutefois, ces lettres étant datées entre 56 et 44 avant notre ère, nous pouvons nous poser la question de savoir si cicéron et Vitruve parlent du même personnage. Quoiqu’il en soit, la gens Vestoria est bien ancrée dans la vie de la cité putéolane. une inscription datée de 92-93 de notre ère, mise au jour à pouzzoles, mentionne un vicus Vestorianum (camoDeca, 1977, p. 73). ce quartier a été localisé dans le secteur nord-ouest de la ville actuelle, dans la zone même où à la in du xixe siècle, un abbé de pouzzoles nommé de criscio pensait avoir découvert et fouillé l’atelier de Vestorius. il précise que lors de sa fouille il découvrit des fragments de céramique recouverts d’une croûte bleue compacte mais ayant un aspect sableux : il s’agit probablement de fragments de creusets (De criscio, 1881, p. 16). comme l’a bien souligné Jean-paul morel à propos de Vestorius et de la fabrication du bleu égyptien : « ce qui, en fait, est extraordinaire, voire peut-être unique, c’est que Vitruve et pline citent le nom d’un producteur de biens artisanaux » (morel, 1983, p. 29-30). tout est dit, nous sommes en face d’un cas tout à fait exceptionnel car le producteur sort de l’anonymat. ceci reposant certainement sur la spéciicité de la production qui représente une réelle innovation technologique. Quant à l’origine même du « bleu céruléen », Vitruve en fait bien un produit égyptien, mais de création alexandrine. il s’agit manifestement d’une erreur puisque les premières traces du pigment remontent au iiie millénaire avant notre ère, mais l’information reste intéressante en ce sens qu’elle témoigne, à Alexandrie au ier siècle avant notre ère, de l’existence d’ateliers de production du bleu égyptien assez connus ou renommés pour retenir l’attention de Vitruve. II.2. Liternum le site de Liternum (ig. 2) a fait l’objet de fouilles intensives conduites à partir de 1995 par la dott. patrizia Gargiulo, fonctionnaire de la surintendance archéologique de naples et caserte. lors de ces fouilles, menées le long du tracé hypothétique de la muraille occidentale de l’antique cité, un dépôt de matériel daté du ier siècle de notre ère a été mis au jour. il contenait notamment des panses de vases de grande taille caractérisées par la présence, sur leur paroi interne et quelquefois externe, d’une « croûte » bleue, ainsi que de petites boules de couleur bleue (GarGiulo, 1998, p. 61). ces fragments 238 Fig. 3. Dessin de l’un des creusets mis au jour sur le site de liternum. Échelle 1:5 (dessin L. C.). céramiques ont été identiiés comme des conteneurs ayant servi à la fabrication du pigment bleu égyptien. lors de ces mêmes fouilles, un exemplaire complet de ces creusets a été mis au jour dans une nécropole datée du ier siècle de notre ère (inv. 284242). utilisé comme sépulture d’enfant en enchytrismos, il a été préservé dans son intégralité. Évidemment pour cette utilisation particulière, c’est un exemplaire neuf qui a été choisi : le creuset ne porte pas de traces du pigment ni même de chauffe, mais le rapprochement typologique avec les fragments précédemment mis au jour ne laisse aucun doute quant à l’identiication. Le récipient mesure 51 cm de hauteur pour 37 de diamètre à l’ouverture et 39 à la base, ce qui équivaut à une contenance de 50 litres environ. il s’agit d’une forme assez simple, ouverte, avec un fond plat et un bord caractérisé par une petite lèvre très légèrement épaissie (ig. 3)1. la pâte est réfractaire, de couleur beige clair. ces découvertes indiquent donc une activité de production du pigment sur le site même de Liternum. II.3. Cumes les fouilles du site de cumes (fig. 2), effectuées ces dernières années, ont livré de nombreux fragments de céramiques recouverts de restes sableux de couleur bleue (caPuto, cavassa, 2009). il paraît aujourd’hui 1. nous remercions particulièrement la dott. patrizia Gargiulo de la surintendance archéologique de naples et de caserte pour nous avoir autorisé à étudier, dessiner et publier ce creuset. Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 lA FAbricAtiOn du bleu éGyptien dAns les chAmps phléGréens (cAmpAnie, itAlie) durAnt le ier siècle de nOtre ère Fig. 4. Plan général du site de Cumes avec la localisation des fouilles du Centre Jean Bérard et détail du secteur fouillé. 1. Le dépotoir ; 2. l’escalier du mausolée A63 (plans C.J.B.). bien établi qu’un ou plusieurs ateliers de fabrication de bleu égyptien y ont fonctionné entre le ier siècle avant et le ier siècle de notre ère. les fouilles récentes du centre Jean bérard apportent quelques précisions. en 1994, dans le cadre d’un projet de recherche appelé « KYme », la surintendance archéologique de naples et de caserte a confié au centre Jean bérard la recherche des ports grecs et romains ainsi que des études géomorphologiques destinées à restituer le pay- sage du site. depuis 2001, les recherches conduites par J.-p. brun et p. munzi se sont concentrées au nord de la ville, à proximité du rempart de la cité (ig. 4), mettant au jour plusieurs voies antiques dont un tronçon de la voie domitienne bordé de nombreux monuments funéraires (Brun, munzi, 2003, 2006 et 2007). parmi les divers contextes fouillés, deux intéressent notre problématique. le premier est un dépotoir dont la formation est datée de l’époque lavienne. De nombreux fragments de céramique ayant une épaisseur moyenne Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 239 laëtitia cAvAssA, François delAmAre, monique repOux Fig. 5. Photos des creusets de Cumes (photos L. C.). de deux centimètres sont recouverts à l’intérieur et quelquefois à l’extérieur d’une « croûte » d’aspect sableux de couleur bleue. la comparaison avec les fragments mis au jour à Liternum a permis une identiication rapide et sûre comme étant des creusets de productions du pigment. nous en avons comptabilisé 153 fragments dont 105 panses, 28 fonds et 20 bords, ainsi que de nombreux échantillons de pigment, sous forme de boulettes ou de fragments détachés des parois. il s’agit de vases de grandes dimensions. la pâte renferme des inclusions grossières (argile, sable, cailloux…) ainsi que des particules volcaniques caractérisant une production locale. la grande majorité de ces fragments ont les parois recouvertes d’une substance bleue dont l’intensité de la couleur est plus ou moins forte. certains ont également la particularité d’être déformés et recouverts de bleu sur les parois extérieures (ig. 5). cela a certainement été causé par les très fortes températures auxquelles les creusets et le pigment ont été exposés, et nous incite donc à y voir des traces de fabrication de bleu égyptien à cumes. une particularité est toutefois à relever. les fragments de creusets issus des fouilles du dépotoir sont 240 de deux types. le premier type est identique au creuset mis au jour à Liternum. Nous le qualiierons de « forme ouverte » (ig. 6). Le deuxième type, qualiié de « forme fermée », est caractérisé par une lèvre à ourlet aplatie et un pied en anneau. les diamètres d’ouverture varient entre 18 et 20 centimètres, les diamètres du fond entre 19 et 20 centimètres (ig. 7). comme pour la forme précédente, ces creusets se distinguent par la présence sur les parois internes (et quelquefois externes en débordement) d’un résidu de couleur bleue. bien qu’ayant l’aspect sableux, ce dépôt est très compact et adhère particulièrement bien aux parois. le deuxième contexte étudié (fig. 4) est le comblement, à la in du ier siècle de notre ère, de l’escalier d’accès à la chambre funéraire d’un mausolée (msl A63) daté de l’époque augustéenne. contrairement au matériel du dépotoir, seuls des fragments de creuset de « forme ouverte » ont été mis au jour. les recherches de d. ullrich montrent l’importance de porter le mélange à des températures proches des 850900° c pendant 24 à 48 h. il mentionne également l’importance de l’apport en oxygène lors de la fabrication du pigment : « thus production in an open crucible is not Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 lA FAbricAtiOn du bleu éGyptien dAns les chAmps phléGréens (cAmpAnie, itAlie) durAnt le ier siècle de nOtre ère Fig. 6. Les creusets de Cumes : forme « ouverte ». Échelle 1:5 (dessins L. C.). Fig. 7. Les creusets de Cumes : forme « fermée ». Échelle 1:5 (dessins L. C.). only possible but desirable. It is crucial to maintain a constant temperature over the entire production period, such as could be achieved by blowing air into the crucible » (ullrich, 1987, p. 331). ces « creusets ouverts » nécessaires à la fusion des composants éclairent la fonction d’une partie des récipients trouvés à cumes et à Liternum. les creusets dont les diamètres d’ouverture et de base oscillent autour de 30 cm pour une hauteur d’une quarantaine de centimètres ont les propriétés requises pour un apport d’oxygène. l’abondance de fragments de creusets (dont certains portent des traces de sur-cuisson) et de boules de bleu égyptien mis au jour sur les sites de cumes et de Liternum est la preuve d’une activité artisanale liée à la production du bleu égyptien dans plusieurs villes en dehors de pouzzoles. l’attestation de cette activité dans ces deux localités prend tout son sens grâce à l’éclairage fourni par pline l’Ancien à propos de la fabrication du verre à base de sable du Volturne : « mais à présent on utilise aussi un sable blanc venant du leuve du Volturne en Italie et que l’on trouve entre cumes et literne, sur six mille pas du rivage côtier, là où il est le plus tendre, et on le broie au mortier ou à la meule. » (livre XXXVi, 194). ce passage indique l’existence d’ateliers primaires de verre dans cette zone. À l’heure actuelle, aucun atelier de ce type n’a pour autant été mis au jour dans le secteur, ni même en Occident. des analyses des sables du Volturne ont récemment été faites et les résultats indiquent que la composition du sable luvial était propice à la réalisation de verres colorés (verità, 2006, p. 168). il s’agit d’un sable riche en quartz et contenant du calcaire (cacO3), utilisable pour la fabrication du verre et pour celle du bleu égyptien. Verre et bleu égyptien sont deux produits de synthèse mis au point en Orient, de com- positions et de techniques de productions sensiblement proches, sans pour autant que le bleu égyptien n’entre dans la composition du verre coloré. iv. les analyses Face à un matériel bien spéciique tel que les creusets de cumes, il nous a semblé utile de compléter nos recherches par la caractérisation la plus complète possible des matériaux, d’une part le matériau bleu, et de l’autre l’argile des creusets, ain d’essayer d’en préciser l’origine géographique ainsi que celle du dégraissant utilisé2. dans le cadre des analyses du pigment, dix-sept échantillons ont été prélevés. nous avons échantillonné parmi les boules de bleu (pigment brut), et prélevé des restes de pigments sur les parois des creusets de forme fermée et de forme ouverte (ig. 8). nous nous posions les questions suivantes : pourquoi avoir deux types de creusets ? les deux formes de creusets ont-elles servi à produire deux types de produits ? s’agit-il de restes de bleu égyptien ? s’agit-il toujours de restes de bleu égyptien ? v. les résultats : examen Du matériau Bleu les tessons examinés sont recouverts sur leur face interne d’une couche d’un matériau bleu, plus ou moins complète, dont l’épaisseur peut atteindre 10 mm (ig. 9). dans la passé, de telle couches ont été considérées comme étant du bleu égyptien. est-ce réellement le cas ? rappelons que le bleu égyptien est une dispersion de 2. Ces dernières analyses, réalisées par C. Grifa et v. morra, sont toujours en cours. Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 241 laëtitia cAvAssA, François delAmAre, monique repOux n. Description Provenance 1 Panse de creuset de forme ouverte dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 2 Bord de creuset de forme fermée dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 3 Fond de creuset de forme fermée dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 4 Fond de creuset de forme fermée dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 5 Fond de creuset de forme ouverte niveau de surface 6 Boule de pigment dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 7 Fragment de pigment dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 8 Panse de creuset de forme ouverte comblement mausolée, Ier s. ap. J.-C. 9 Fragment de pigment détaché d’une paroi de creuset dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 10 Fragment de pigment détaché d’une paroi de creuset dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 11 Panse de creuset de forme ouverte ramassage de surface 12 Panse de creuset de forme ouverte dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 13 Fragment de pigment détaché d’une paroi de creuset dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 14 Panse de creuset de forme ouverte comblement mausolée, Ier s. ap. J.-C. 15 Panse de creuset de forme fermée dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 16 Fond de creuset de forme fermée dépotoir, Ier s. ap. J.-C. 17 Panse de creuset de forme ouverte comblement mausolée, Ier s. ap. J.-C. Fig. 8. Tableau des échantillons analysés, provenant de Cumes. cuprorivaïte (cacusi4O10) dans une matrice vitreuse. en italie romaine, on lui donnait le nom de cæruleum. l’observation à la loupe binoculaire des divers échantillons à des grossissements compris entre 7 et 50 ne révèle que des mélanges de grains bleus et de grains incolores analogues à ceux habituellement observés avec les cæruleums. la présence de grains majoritairement bleu foncé correspond aux teintes les plus saturées. v.1. Mesure de la couleur Fig. 9. Aspect typique d’une couche bleue, vue de dessus en haut (échantillon 8) ou en coupe, en bas (échantillon 1) (Photos F. D.). 242 les surfaces de ces couches colorées étant très irrégulières, la couleur de chaque échantillon est mesurée par comparaison avec un nuancier de référence, le système polyton (Fillacier, lemonnier, 1968). les mesures sont effectuées sur échantillons secs, en prenant en compte, autant que possible, la couleur sous-jacente et non celle de la surface, qui peut avoir été modiiée lors du séjour en terre. les coordonnées déterminées (ig. 10) le sont dans l’espace colorimétrique cie 1931. Rappelons qu’une couleur peut se déinir par trois paramètres, et peut donc être représentée par un point dans un espace à trois dimensions. pour des raisons de commodité, on représente plutôt les projections sur un espace à deux dimensions, ici le plan xOy. la figure 11 permet de comparer les teintes des couches bleues étudiées à celles des cæruleums bruts, non employés, retrouvés lors des fouilles de pompéi (Delamare et alii, 2004). Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 lA FAbricAtiOn du bleu éGyptien dAns les chAmps phléGréens (cAmpAnie, itAlie) durAnt le ier siècle de nOtre ère lot 1 échantillons x y Y (%) 1 2 3 4 5 6 7 0,217 0,266 0,271 0,229 0,226 0,215 0,200 0,207 0,293 0,305 0,230 0,224 0,207 0,184 6 40 41 21 40 9 10 lot 2 échantillons x y Y (%) 8 9, 10, 13 11 12 14 15 16 17 0.234 0.224 0.243 0.267 0.273 0.245 0.241 0.207 0.253 0.224 0.254 0.293 0.288 0.268 0.268 0.208 23 21 15,5 23 37 34 33 9 Fig. 10. Coordonnées trichromatiques des couleurs des couches bleues adhérant aux tessons provenant de Cumes (document F. D.). La igure du haut montre que la majorité des teintes des cæruleums retrouvés à pompéi se situe sur une courbe joignant le point achromatique W à un point (x ; y) de coordonnées (0,148 ; 0,190). la couleur est d’autant plus saturée que ces deux coordonnées décroissent. cinq couleurs se distinguent des autres par le fait que leur point représentatif est nettement au-dessus de cette courbe. cette dispersion n’est pas due à une imprécision de la mesure de la couleur. les analyses effectuées montrent que les pigments correspondants ne sont pas de cæruleums proprement dit, c’est-à-dire des cristaux de cuprorivaïte dispersés dans une matrice vitreuse, mais un simple verre sodo-calcique teinté en bleu par de l’oxyde de cuivre. La igure du bas montre que les teintes relevées sur les matériaux bleus en provenance de cumes suivent le même schéma. la majorité des points représentant leurs teintes s’aligne sur la même courbe maîtresse. d’autres semblent vouloir s’en écarter avec, là aussi, des ordonnées un peu trop fortes. ce sont les échantillons 2, 3, 15 et 16. il est temps de déterminer s’il y a des minéraux présents dans ces matériaux bleus, et si c’est le cas, d’établir leur identité. v.2. Détermination des minéraux présents par diffraction de rayons X le diffractomètre utilisé est un X’ pertpro de la société Panalytical avec goniomètre θ-θ. L’échantillon est ixe, dans un montage en rélexion avec coniguration de bragg-brentano, monochromateur arrière et fentes ixes. L’anticathode est en cuivre. On utilise le logiciel HighScore pour identiier les minéraux (les phases cristallisées) présents, à partir de la base de données icpdd. une mesure de qualité nécessitant pour être réalisée un certain volume de poudre bleue, nous avons choisi de broyer l’échantillon 13, qui est identique aux échantillons 9 et 10, et dont le point représentatif de la couleur se trouve sur la courbe maîtresse de la igure 11. 0,35 y w 0,3 0,25 0,2 0,15 x 0,1 0,1 0,15 0,2 0,25 0,3 0,35 0,35 y w 0,3 Pompéi Cumes 0,25 0,2 0,15 x 0,1 0,1 0,15 0,2 0,25 0,3 0,35 Fig. 11. Détail de l’espace colorimétrique 2D CIE 1931. En haut, répartition des points représentatifs des couleurs mesurées sur les cæruleums bruts retrouvés à Pompéi. En bas, comparaison des couleurs des bleus provenant de Cumes et des précédentes. Les couleurs des bleus retrouvés à Cumes ne se distinguent en rien de celles des cæruleums bruts retrouvés à Pompéi (document F. D.). Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 243 laëtitia cAvAssA, François delAmAre, monique repOux Counts 6400 3600 1600 400 0 10 20 30 40 50 60 angle 2 Thèta (degrés) 70 80 90 Fig. 12. Diffractogramme obtenu sur l’échantillon 13 réduit en poudre. Les minéraux détectés sont la cuprorivaïte et le quartz, ce qui est caractéristique d’un cæruleum. Il y a aussi une phase vitreuse (document F. D.). la igure 12 montre le diffractogramme obtenu. en dépit de leur grand nombre, les pics détectés n’appartiennent qu’à deux minéraux, la cuprorivaïte (cacusi4O10) et le quartz (siO2). si d’autres sont présents, ils sont sufisamment peu abondants pour être en dessous du seuil de détection de la méthode, soit environ 8 % en poids. la légère colline qu’esquisse la ligne de base pour les valeurs de 2θ comprises entre 20° et 40° traduit la présence d’une phase vitreuse peu abondante. la présence de cuprorivaïte et d’une phase vitreuse, nous l’avons dit, est caractéristique d’un cæruleum. dans un bleu égyptien, la cuprorivaïte est toujours associée au quartz (les grains incolores précédemment observés), quartz qui est l’un des quatre ingrédients servant à cette fabrication. son excès est recherché, car il facilite la formation de la cuprorivaïte et augmente le rendement de cette réaction (Delamare, 2008). la forte proportion de cuprorivaïte par rapport à la phase vitreuse (disons 70/30 en poids comme ordre de grandeur) correspond à un cæruleum typique. v.3. Observation des morphologies au microscope électronique à balayage et analyse élémentaire locale le microscope utilisé est un microscope environnemental philips Xl30 esem à filament lab6. sur cet appareil est monté un spectromètre pour photons X fonctionnant en dispersion d’énergie (edX) de marque 244 Oxford, exploité avec le logiciel inca, système qui permet de pratiquer l’analyse élémentaire ponctuelle ou sur des zones rectangulaires de dimensions déterminées. des micro-échantillons ont été prélevés sur chaque tesson sous loupe binoculaire. ils ont été observés et analysés à l’aide de ces deux techniques. trois phases distinctes sont détectées par leur composition : des cristaux de cuprorivaïte, des particules de silice (siO2) et une matrice vitreuse. de manière assez générale, comme l’on peut s’en convaincre en regardant les clichés a, b, c et d de la figure 13, les cristaux de cuprorivaïte présentent un aspect tout à fait particulier, en fines lamelles dont l’épaisseur ne dépasse guère 1 micromètre. ces lamelles sont planes ou courbées. elles se présentent souvent sous forme de « familles » dont les orientations sont similaires. l’aspect bidimensionnel de ces cristaux contraste avec celui habituellement observé sur les pigments bruts ou sur ceux extraits des couches picturales, qui est celui de cristaux massifs, tridimensionnels, comme ceux que l’on peut voir sur les clichés de la igure 14. On trouve pourtant des zones peuplées de cristaux de cuprorivaïte tridimensionnels, comme le montrent les clichés e et f de la igure 13. L’analyse EDX décèle sans dificulté les éléments calcium, cuivre, silice et oxygène dans ces lamelles ou cristaux. Il est plus dificile de réaliser une analyse quantitative crédible, car il faut pour cela trouver une lamelle qui ait une orientation ad hoc par rapport au spectromètre. lorsqu’on en trouve, la composition Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 lA FAbricAtiOn du bleu éGyptien dAns les chAmps phléGréens (cAmpAnie, itAlie) durAnt le ier siècle de nOtre ère Fig. 13. Morphologies typiques des cristaux de cuprorivaïte observées en microscopie électronique à balayage. En lamelles (clichés a, b, c, d). Le cliché d montre les lamelles entourant un grain de quartz, qui apparaît plus gris (les rectangles correspondent aux zones analysées). Les clichés e et f montrent des cristaux de cuprorivaïte plus massifs (document M. R.). a : échantillon 4 ; b : échantillon 9 ; c : échantillon 16 ; d : échantillon 8 ; e : échantillon 15 ; f : échantillon 11. Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 245 laëtitia cAvAssA, François delAmAre, monique repOux déterminée est proche de la composition théorique de la cuprorivaïte comptée en pourcent atomique, soit, hors oxygène : calcium 16,7 % ; cuivre 16,7 % ; silicium 66,6 % (ig. 15), composition qui correspond à la formule brute cacusi4O10. les échantillons 2, 3, 15 et 16, qui se sont fait remarquer par leur couleur un peu particulière, se distinguent une fois encore par leur très faible proportion de cuprorivaïte (en lamelles) par rapport à une phase vitreuse extrêmement abondante. le rapport pondéral semble être de l’ordre de 10/90 (au lieu de 70/30 comme nous l’avons estimé pour l’échantillon 13). les grains de silice sont facilement repérés : ils apparaissent plus gris que la cuprorivaïte sur les images (ig. 13, d). L’analyse élémentaire n’y décèle que silicium et oxygène. il s’agit donc bien de grains de silice, sans que l’on puisse préciser s’il s’agit de silice amorphe ou cristallisée. compte tenu des résultats obtenus en diffraction des rayons X, on peut, au moins pour la plupart d’entre eux, les attribuer au quartz. un peu de tridymite, une silice se formant à haute température, pourrait aussi être présente. la phase vitreuse a une composition localement assez variable, ce qui est normal puisqu’elle joue le rôle de solvant minéral au sein duquel se développent les cristaux de cuprorivaïte. elle contient le fondant et les impuretés métalliques. sa composition (en pourcent atomique), déterminée comme moyenne de dix-sept zones analysées, est : Fig. 14. Cæruleums non broyés observés en microscopie électronique à balayage. a : cristaux de cuprorivaïte observés dans une boulette de cæruleum trouvée dans l’épave de Planier 3, au large de Marseille (47 avant J.-C.). b : grain polycristallin extrait d’une boulette provenant de l’épave de la Madrague de Giens (70-50 avant J.-C.). Tous deux sont formés d’un conglomérat de cristaux de cuprorivaïte. c : grain monocristallin provenant d’une couche picturale de l’acropole de Lero (île Sainte-Marguerite, Cannes) (document F. D.). 246 Si Ca Na K Al Cu Fe 61,6 15,8 6,2 3,4 7,4 3,4 2,2 le silicium et le calcium jouent le rôle d’oxydes formateurs du réseau vitreux ; le sodium et le potassium sont les fondants qui les désorganisent. Aluminium (dont la teneur est inhabituellement élevée), cuivre (qui colore ce verre) et fer sont des oxydes métalliques dissous. On notera la teneur relativement importante en fondants (na + K = 9,6 %), plus élevée que celles relevées à pompéi, et qui explique l’abondance de cette phase vitreuse. de même, on notera une absence de corrélation entre les teneurs en sodium et potassium (ig. 16). la teneur en potassium est très variable tandis que celle en sodium est la plupart du temps aux alentours de 5 %. ces deux éléments ne proviennent donc pas d’une source unique : les fabrications correspondant à ce lot de tessons ont été faites avec des fondants provenant de sources différentes. v.4. Discussion depuis une vingtaine d’années, de très nombreux cæruleums ont été observés et analysés, bruts ou extraits Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 lA FAbricAtiOn du bleu éGyptien dAns les chAmps phléGréens (cAmpAnie, itAlie) durAnt le ier siècle de nOtre ère Spectre 1 Si O Ca Cu C Cu Ca 1 3 2 Pleine échelle 4353 cps Cu 5 4 6 7 8 9 10 keV Curseur : 0.136 (2026 cps) Fig. 15. Spectre EDX réalisé sur la zone 2 représentée sur le cliché d de la igure 14 (échantillon 8). En ne prenant pas en compte l’oxygène, le calcul des concentrations donne : calcium 15,9 % ; cuivre 17,5 % ; silicium 66,3 %, ce qui est typique de la composition élémentaire d’une cuprorivaïte (document M. R.). Teneur en sodium (% atomique) 35 30 25 20 15 10 5 0 0 2 4 6 8 10 12 Teneur en potassium (% atomique) Fig. 16. Recherche de corrélation entre les teneurs en sodium et potassium (document F. D.). de couches picturales. On connaît bien la morphologie des cristaux de cuprorivaïte. Aujourd’hui, les fouilles de cumes et de Liternum mettent au jour des couches de bleu égyptien encore attachées aux parois de terre cuite contre lesquelles elles ont pris naissance. leur étude décèle une morphologie très particulière des cristaux de cuprorivaïte, qui ne sont pas tridimensionnels comme il est habituel, mais en lamelles. deux interprétations possibles : 1 - il s’agit d’un nouveau type de fabrication du cæruleum. les fabriques de cumes et de Liternum se distinguent des autres. mais pourquoi n’a-t-on encore jamais observé cette production sur les sites archéologiques de campanie ? 2 - pour la première fois, nous examinons des cæruleums qui se sont formés près de la paroi des creusets. pour une raison encore inconnue, cette proximité (qui expliquerait l’abondance de l’aluminium dans la matrice vitreuse) empêche la croissance cristalline de la cuprorivaïte dans l’une des directions de l’espace et engendre des lamelles. plus loin des parois, la croissance des cristaux de cuprorivaïte serait normale. la zone à lamelles étant quasiment soudée à la paroi de terre cuite, elle n’est pas présente dans le bleu égyptien marchand. On n’a donc aucune chance de trouver des lamelles de cuprorivaïte dans les échantillons bruts ou bien dans les couches picturales que l’on rencontre sur sites. On serait donc ici dans le cadre d’une fabrication normale. c’est cette seconde interprétation qui nous paraît la plus probable et que nous adopterons jusqu’à plus ample informé. notons qu’en 1894, Flinders petrie a relaté avoir observé à tell el Amarna des creusets en forme de jattes ayant servi à faire du bleu égyptien (Petrie, 1894). leur face interne était recouverte d’une épaisse couche de bleu égyptien. sans avoir à sa disposition nos moyens d’observation et d’analyses, il était arrivé à des conclusions assez proches des nôtres. en particulier, il notait que sur certain d’entre eux, les fondants avaient réagi avec la terre du creuset, changeant la composition du mélange et diminuant la quantité de bleu égyptien obtenue. ce dernier était soudé à la poterie. conclusions les analyses des restes de cette « croûte » bleue sur les parois des creusets apportent des premiers éléments de réponse aux questions précédemment posées : du bleu égyptien a bien été produit dans les deux types de creusets présents sur le site. Aspects de l'artisanat en milieu urbain : Gaule et Occident romain, p. 235-249 (28e suppl. à la RAE), © SAE 2010 247 laëtitia cAvAssA, François delAmAre, monique repOux la mise au jour de ces creusets sur les sites de Liternum et de cumes ne laisse plus aucun doute quant à la localisation d’ateliers de production du bleu égyptien. ces pots sont bien liés à la production : la naissance de la couleur ne se faisant qu’au moment de la fusion des divers ingrédients obtenue par le maintien pendant plusieurs heures à de hautes températures. cumes, dont les activités artisanales commencent à être de mieux en mieux cernées (en particulier en ce qui concerne la production céramique) pour le ier siècle de notre ère se voit enrichie d’une nouvelle branche d’activité : la mise au point de produits de synthèse, le bleu égyptien en étant une parfaite illustration. Enin, les analyses chimiques du pigment devront être complétées par les résultats des analyses pétrographiques des creusets, réalisées au laboratoire du département des sciences de la terre de l’université Federico ii de naples. l’objectif est double : préciser leur origine (très certainement locale) et essayer de comprendre s’il y a une interaction entre leur compositon et le développement particulier du pigment contre la paroi. BiBlioGraPhie auGusti s., 1967, I colori pompeiani, studi e documenti I, Roma, De Luca editore, 163 p., 12 p. de ig. (Studi e documentazioni, 1). 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